Achille ne rattrapera jamais la tortue, les paradoxes du philosophe grec Zénon d’Élée nous le disent depuis 2500 ans. Mais Achille peut progresser: les équations de deux mathématiciens français lui permettraient d’optimiser sa vitesse et l’énergie dépensée en courant.
Amandine Aftalion ne court pas, elle nage. Et lorsqu’elle nage, la directrice de recherche CNRS au laboratoire de mathématiques de Versailles (université de Versailles-Saint-Quentin) réfléchit. Il y a trois ans, en plein dos crawlé, elle a songé à ses lectures sur la physiologie du sport et a pensé que «les mathématiques devaient pouvoir expliquer la physiologie de l’exercice».
La physique en équations
Joseph Keller, de l’université de New York, avait tâté le terrain dans les années 1970 et défini une course de fond idéale, en trois temps: brusque accélération, vitesse constante pendant la majeure partie de la course, puis décélération finale. Mais Keller et ses successeurs se basaient sur des valeurs moyennes, omettant que vitesse et capacité respiratoire varient lors d’une course.
Avec Frédéric Bonnans, directeur de recherches Inria au centre de mathématiques appliquées (École polytechnique), Amandine Aftalion a donc mis en équations les bases de la physique. Principe numéro un: rien ne se perd, rien ne se crée ; faire la somme des énergies disponibles (oxygène et glucose, pour faire simple) permet donc de savoir ce que l’on peut dépenser. Principe numéro deux, la variation de la vitesse est égale à la somme des forces en présence. «On nomme toutes les variables, on écrit les équations et on calcule», résume la chercheuse.
Varier sa vitesse pour courir longtemps
Son modèle mathématique confirme une réalité bien connue des coureurs: varier (un peu) sa vitesse permet de courir plus longtemps, chaque décélération permettant de restocker un peu d’énergie pour accélérer de plus belle. Ces variations sont inconscientes, mais une prise de mesures tous les 50 ou 100 mètres montre que la vitesse de course oscille, par exemple entre 5,5 et 6,5 mètres par seconde lors d’un 1 500 mètres. Oscillations qui permettent au coureur de garder un peu d’énergie pour mieux finir sa course… ou pour aller plus loin. Selon l’étude bientôt publiée dans le Journal of Applied Mathematics (et déjà disponible sur les archives ouvertes HAL), le gain offert par une variation optimale de la vitesse serait de 0,7 % du temps de course sur 800 mètres. Ces équations font aussi de l’ordinateur un véritable coach sportif, plus performant que les outils d’automesure qui inondent le marché.
Prenez donc la capacité respiratoire (VO2max) et le stock d’énergie anaérobie (due à la transformation des sucres) d’un coureur ; ajoutez-y sa vitesse maximum, ses capacités d’accélération, sa force de propulsion et les forces de frottement auxquelles ses muscles sont soumis. Quelques courses types permettront au logiciel de calculer ces paramètres, propres à chacun. Muni de ces variables (et partant du principe que le coureur… avance!), le système nous indique quelles capacités développer pour cavaler comme un champion, et comment courir au mieux sur une distance donnée. L’ordinateur donnera donc à l’amateur ce qu’un bon coach et l’expérience apportent aux champions. Plus prosaïquement, le sportif saura aussi combien de calories il a exactement dépensées lors de son effort.
Amandine Aftalion admet tout de même que «pour résoudre plusieurs équations en même temps, il faut disposer de techniques de résolution numérique très avancées». Proposer son système aux coureurs du dimanche supposera donc de trouver des partenaires industriels, pour développer un programme capable de tourner sur l’ordinateur d’Achille. Qu’il puisse enfin doubler cette satanée tortue.
Travaux d’Amandine Aftalion, partiellement en collaboration avec F. Bonnans sur la modélisation mathématique de la physiologie de la performance pour ceux qui veulent en savoir plus un exemple de travaux en Français
Amandine Aftalion
CNRS Research Director
Professor at Ecole Polytechnique
Office 3308 (Building Fermat)
Email amandine.aftalion AT uvsq.fr
Tel +33 1 39 25 46 39 Fax +33 1 39 25 46 45
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A partir d’équations mathématiques, nous avons développé avec F.Bonnans, chercheur à l’inria, un modèle qui est capable de prédire comment doit se dérouler la course optimale, une fois qu’on a décidé de la distance à parcourir. Nous savons calculer à chaque instant, la vitesse que doit avoir le coureur et l’énergie qu’il a dépensé depuis le début de la course. Pour des courses allant du 400m au marathon, nos résultats amènent en particulier à 2 conclusions qui renforcent certaines observations physiologiques :
* le negative split: il vaut mieux courir la 2ème partie de la course plus vite que la première
*il faut varier sa vitesse, ce qui permet de gagner par exemple 0.7% sur 800m. En effet, quand on ralentit, on recrée un peu d’énergie, ce qui permet d’améliorer son temps de course.
Sur les marathons par exemple, les coureurs sont invités à choisir une couleur en fonction de leur temps de course espéré (2h30, 3h, 4h, 5h etc). Cette couleur est associée à un ballon ou lièvre qui va se déplacer à vitesse constante pour arriver à la fin de la course dans le temps escompté. Et pourtant, tout coureur qui a couru un marathon s’est rendu compte qu’il avait envie de varier sa vitesse, en accélérant puis ralentissant. Oui, c’est normal, c’est ainsi que l’organisme arrive à régénérer un peu d’énergie.
Comment arriver à calculer à chaque instant la vitesse et l’énergie disponibles pour un coureur? Cela nécessite un système d’équations différentielles, c’est-à-dire des équations reliant la vitesse (et sa dérivée l’accélération), la force de propulsion, les forces de frottement et l’énergie. Les équations reposent sur le principe fondamental de la dynamique et des bilans d’énergie faisant intervenir notamment VO2max, la consommation maximale d’oxygène du coureur, et les liens de contrôle entre ces variables : par exemple, la recréation d’énergie quand on ralentit. Pour être bien posé, le système est couplé à des conditions initiales (vitesse nulle et énergie donnée au départ) et des contraintes : l’énergie doit rester positive, la force de propulsion aussi (on ne recule pas !) et cette force est bornée par les capacités limitées du coureur ; enfin la dérivée de cette force de propulsion est bornée aussi car les informations ont besoin de temps pour passer du cerveau à la jambe : le coureur ne peut pas instantanément comme un ordinateur, passer d’une force de propulsion maximum à l’arrêt complet. Le travail de modélisation consiste à bien poser ce système. Mathématiquement, nous arrivons à prouver des théorèmes sur le comportement des solutions. En particulier, quand on rajoute un terme de recréation d’énergie due au ralentissement, on se rend compte que cela crée des termes concaves dans le hamiltonien qui sont à l’origine des oscillations de vitesse. Enfin, numériquement, nous sommes capables de résoudre ce système d’équations pour calculer les valeurs de toutes les variables intéressantes pour le coureur et les relier aux mesures physiologiques. Nos simulations numériques nécessitent une programmation complexe et jamais réalisées sur ce type d’exemples. Elles utilisent le logiciel Bocop ( voir http://bocop.org/ pour les très curieux) , qui nous a permis de résoudre le système d’équations différentielles couplées, sous contraintes, et avec contrôle optimal.
A quoi cela pourrait-il servir ? On se pose souvent la question de : à quoi servent les mathématiques? Les applications en sont pourtant immenses. Dans le cas de la course à pied, on pourrait, à partir des équations que nous avons établies, imaginer un logiciel qui calcule sur un smart-phone
*la vitesse optimale de course et donne des indications au coureur sur des bases scientifiques
* la dépense énergétique et permet de voir comment elle aurait pu être meilleure. On peut alors savoir exactement le nombre de calories perdues lors d’une course, et pas avec une estimation moyenne comme le font tous les calculs actuels, mais véritablement avec un calcul exact instantané.
A gauche : sur un 1500m, profil de vitesse sans prendre en compte la recréation d’énergie quand on ralentit (on tient juste compte de la chute du VO2max en fin de course quand la réserve d’énergie anaérobie est trop faible)
A droite : quand on prend en compte la recréation d’énergie en ralentissant, la vitesse oscille.

Record du monde sur 800m, JO Londres 2012 (D.Rudisha): mesures de vitesse moyenne tous les 100m (carrés rouges) en m/sec comparées au calcul moyenné tous les 100m (étoiles bleues).