Malgré le prix Poincaré attribué à deux mathématiciennes cet été, les femmes ont du mal à se faire une place dans le monde des mathématiques fondamentales. La parité est lente à se mettre en place et le déséquilibre hommes-femmes s’aggraverait même.

PARITE. L’été dernier, deux jeunes mathématiciennes françaises étaient récompensées par le prestigieux prix Henri Poincaré, mais ces exemples emblématiques masquent, selon plusieurs mathématiciennes interrogées par l’AFP, l’absence persistante de parité dans cette discipline.
Les deux lauréates, Nalini Anantharaman (Laboratoire de mathématiques d’Orsay), 36 ans, et Sylvia Serfaty (Laboratoire Jacques-Louis Lions), 37 ans, sont issues de la même promotion à l’École normale supérieure (1994).
“Il y a une école française remarquable et il y a des femmes remarquables dans cette école française”, convient Aline Bonami, présidente de la Société mathématique de France (SMF). Professeur émérite depuis 2006, cette mathématicienne n’est pas pour autant optimiste quant à l’avenir des femmes en mathématiques, en particulier en “maths pures” ou fondamentales.
“La situation est en train de s’aggraver, alors que dans toutes les autres disciplines la tendance est à avoir davantage de femmes, même si l’évolution est plus ou moins lente”, confirme Laurence Broze, présidente de l’association Femmes et Mathématiques, qui célèbre cette année un quart de siècle d’existence.
Directrice de l’UFR de Mathématiques à l’Université de Lille 3, Laurence Broze dégaine des chiffres: “Il reste aujourd’hui une trentaine de femmes professeurs de mathématiques pures” – contre quelque cinq cents hommes – moitié moins qu’à la meilleure époque.
20-80. En mathématiques appliquées (qui s’intéressent à des problèmes venant d’autres sciences) les femmes tirent un peu mieux leur épingle du jeu, mais cela ne suffit pas à faire bouger les lignes. “Toutes disciplines et grades confondus, on a à l’université 40% de femmes pour 60% d’hommes. En mathématiques, c’est 20% de femmes pour 80% d’hommes”, relève Laurence Broze.
“Extra-terrestre” ou “garçon manqué”
Les femmes n’auraient-elles pas la bosse des maths ? Il faut plutôt chercher ailleurs les raisons de cette inéquation. Et d’abord dans le poids des stéréotypes. Nalini Anantharaman, qui a cumulé l’annonce de son prix et la naissance de son second enfant, pointe “l’image des femmes dans la société”. “Une femme mathématicienne, c’est soit un extra-terrestre, soit un garçon manqué”, analyse-t-elle. Les parents, puis les enseignants, ont un rôle essentiel à jouer pour surmonter cet obstacle, selon elle.“On sait qu’à niveau égal, les filles se sous-estiment”, renchérit Sylvia Serfaty.
DÉCROCHEMENT. Autre explication, le “manque de modèles” féminins, renchérit Laurence Broze. Mais il y a surtout des causes spécifiques à la discipline. Les mathématiciennes interrogées citent en premier lieu la règle de la mobilité instituée par la communauté: chaque promotion – maître de conférence, professeur – nécessite un changement de lieu.
“En mathématiques, la période dont on dit qu’elle est la plus féconde, c’est entre vingt et trente-cinq ans”, explique Laurence Broze. On devient professeur plus tôt que dans d’autres disciplines, à un moment où le compagnon assoit sa propre carrière ou quand arrivent les enfants. “Il y a des petits décrochements de carrière qu’on paie et qui ne se rattrapent pas forcément”, ajoute Sylvia Serfaty.
MODÈLES. Contre toute attente, Aline Bonami estime qu’un modèle masculin comme Cédric Villani peut être un atout. “Le fait qu’il se présente hors des sentiers ordinaires sous certains aspects montre qu’il y a un espace de liberté dans notre métier”.
LE MONDE | | Par Stéphane Foucart

La discrète scientifique de 39 ans, benjamine de l’académie des sciences, est l’une des plus brillantes de sa génération
Un jour, en classe de première, Laure Saint-Raymond a obtenu la note de 14 sur 20 à un devoir de mathématiques. Le visage marqué par la stupeur et l’incrédulité, le professeur – un polytechnicien qui avait choisi l’enseignement – lui rendit sa copie en confessant ne pas comprendre ce qui avait pu se produire. L’événement fut si exceptionnel qu’il demeure imprimé dans la mémoire de ses camarades de classe (parmi lesquels l’auteur de ces lignes) : jamais l’intéressée n’avait connu un écart aussi extravagant avec la note maximale. Personne, d’ailleurs, n’avait jamais pensé que ce fût un jour possible.
Cette minuscule entorse à la perfection n’a pas dû se reproduire souvent dans la carrière de Laure Saint-Raymond. Une vingtaine d’années plus tard, elle est, à 39 ans, reconnue par ses pairs comme une des mathématiciennes les plus brillantes de sa génération. Normalienne et d’abord recrutée par le Centre national de la recherche scientifique, elle est nommée professeure à l’université Pierre-et-Marie-Curie, à 26 ans, âge où le commun des mortels peut espérer soutenir une thèse. Elle est, depuis 2007, directrice adjointe du département mathématiques et applications de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris. Elle est aussi la benjamine de l’Académie des sciences, élue, fin 2013, à l’âge de 38 ans.
Un choix tardif
Malgré ce qui ressemble bien à une sorte de prédestination (ses parents enseignent les mathématiques), Laure Saint-Raymond n’a choisi que tardivement la voie des maths. « Je me suis finalement décidée le jour où je me suis lancée dans ma thèse, mais j’ai longtemps pensé à faire plutôt carrière dans la musique », dit-elle.
Au lycée, elle venait parfois avec son violoncelle. L’étui était presque aussi grand qu’elle. Ses camarades la harcelaient copieusement pour qu’elle accepte de jouer, au beau milieu de la cour. Par pudeur peut-être, elle refusait obstinément, et n’a cédé qu’une seule fois, pour exécuter les premières mesures d’une suite de Jean-Sébastien Bach qui ont suffi à persuader son auditoire qu’elle était certainement aussi douée avec un violoncelle que devant une équation. « J’ai eu le bonheur de jouer une fois avec elle, raconte le mathématicien Jean-Yves Chemin (université Pierre-et-Marie-Curie), qui fut aussi l’un de ses professeurs. Je puis vous dire qu’elle est une musicienne merveilleuse. »
Maths et sciences de la matière
Le domaine de recherche de Laure Saint-Raymond est un monde où se chevauchent les mathématiques et les sciences de la matière. Où les lois de la nature s’incarnent dans de cabalistiques équations qui deviennent, en elles-mêmes, des objets mathématiques pourvus d’une vie autonome, et dont les propriétés racontent les réalités cachées du monde physique. L’une de ses contributions récentes, conduite notamment avec le mathématicien François Golse (Ecole polytechnique), a été de chercher à retrouver, à partir des lois régissant le mouvement individuel de particules microscopiques, les équations qui décrivent l’écoulement d’un fluide macroscopique.
L’exercice peut sembler parfaitement abscons au béotien, mais il nargue les matheux depuis un certain temps. En 1900, au Congrès international des mathématiciens, l’Allemand David Hilbert (1862-1943) déclarait déjà qu’il fallait chercher « des méthodes fondées sur l’idée de passage à la limite qui, de la conception atomique, nous conduisent aux lois du mouvement des milieux continus »…
Une discipline sans esbroufe
Avec la mathématicienne Isabelle Gallagher (université Paris-Diderot-Paris-VII), Laure Saint-Raymond s’est penchée sur des problèmes en apparence plus terre à terre, mais tout aussi diaboliquement difficiles. « Isabelle et Laure ont travaillé sur des modèles de circulation océanique, sur la difficulté à y intégrer la force de Coriolis , dit Jean-Yves Chemin. Auparavant, nous étions capables de décrire les choses aux latitudes moyennes ; elles sont parvenues à traiter mathématiquement ce qui se produit au voisinage de l’équateur. Le travail qu’elles ont mené sur ce sujet est magnifique. »
Comment une femme jeune perce-t-elle dans un monde plutôt dominé par des hommes âgés ? La chance des mathématiciennes est peut-être qu’elles naviguent dans une discipline où l’esbroufe n’est pas possible. « Je n’ai jamais ressenti la moindre discrimination, dit-elle. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes : en maths, nous sommes loin de la parité. A Normale, nous étions six filles sur les quarante étudiants de ma promotion et c’était, de ce point de vue, une situation plutôt exceptionnelle. Ces dernières années, il y a plutôt une ou deux filles par promotion, guère plus. »
Pourtant, elle ne mâche pas ses critiques devant certaines mesures prises pour favoriser l’accès des femmes aux mathématiques. Un jour, à la cérémonie de remise d’un prix scientifique, un ministre explique qu’il va imposer la parité aux comités de sélection – pensant peut-être que ces comités fonctionnent sur un modèle simple où les hommes choisissent des hommes et les femmes, des femmes. « Je lui ai dit que c’était la mesure la plus contre-productive qu’il était possible de prendre, dit-elle. Puisque les mathématiciennes sont déjà peu nombreuses, elles auront une probabilité plus forte d’être contraintes de participer à ces comités et c’est autant de temps qu’elles n’auront pas pour faire des maths, pour travailler, pour avancer. » Pour être reconnues, en somme. Car, dans les sciences en général et dans les mathématiques en particulier, la reconnaissance ne vient qu’avec les publications.
Le ministre en fut un peu vexé. Discrète et peu attirée par les feux de la rampe, la mathématicienne n’en a pas moins un caractère bien trempé, et une franchise parfois un peu abrupte. « Il est vrai que j’ai un peu de mal à ne pas dire ce que je pense », confesse-t-elle. Mais, après tout, ce petit travers est aussi une qualité.

Pour Julia Kempe, chercheuse au CNRS et élue Femme en Or cette semaine, les femmes s’interdisent trop souvent de se lancer dans les métiers scientifiques, pourtant vecteurs de «liberté et de plaisir».
Elle a un CV de douze pages, parle six langues et ses connaissances sont compilées dans deux thèses. A 36 ans, Julia Kempe, fraîchement promue Femme en Or dans le domaine de la recherche , incarne le visage encore trop méconnu de la science au féminin.
Son «profil atypique» a retenu l’attention du jury qui «s’étonnait que l’on n’ait pas plus parlé d’une scientifique qui a quand même reçu le prix Irène Joliot-Curie en 2006». Le Trophée de la femme en or est donc autant une «consécration» pour ses travaux menés en informatique qu’un «coup de pouce» pour aider l’ascension professionnelle de la scientifique, explique-t-on du côté des organisateurs.
Le gène des maths, Julia Kempe le porte dans son ADN depuis toute petite. Pour cette Berlinoise aux trois nationalités française, allemande et israélienne -, l’héritage familial a été déterminant. Ses parents scientifiques ont largement balisé son terrain de jeux numériques : «Je leur demandais souvent d’imaginer des puzzles mathématiques pour que je puisse les résoudre», se souvient-elle. La méthode marche puisqu’elle rafle tous les concours de logique pendant ses années de collège et lycée, qu’elle passe en ex-RDA.
«Une question de caractère»
Quoi de plus naturel, avec de telles prédispositions, que de s’engager dans des études de maths et de physique ? Sur les bancs de l’Université de Vienne, en Autriche, elle dit avoir côtoyé «un pays traditionnel où les filles sont moins encouragées à étudier les sciences qu’en France.» Au cours de sa carrière, sa condition de femme ne lui a pourtant jamais porté préjudice. Si les profils féminins ne sont pas légion en sciences, c’est aussi «une question de caractère», insiste-t-elle. «Elles n’osent pas, parce que la recherche a la réputation d’être très prenante, donc difficilement conciliable avec la vie de famille. Mais la science, c’est avant tout de la liberté et du plaisir, les femmes sont faites pour ça !», assure-t-elle. Avec le temps, une chercheuse peut même faire son miel de son statut de femme : «Nous sommes rares, alors on se souvient plus facilement de nous, on nous invite plus souvent aux congrès.»
Sa marotte depuis quinze ans : les calculs quantiques. Elle y a consacré deux thèses, réalisées en quatre ans pour le compte de l’Université Berkeley, aux Etats-Unis et l’école ParisTech. A terme, les algorithmes qu’elle développe pourraient permettre de concevoir les ordinateurs du futur, des machines quantiques très puissantes.
Ses contacts à l’Université de Berkeley lui auraient permis d’envisager une carrière outre-Atlantique, mais Julia Kempe ne fait pas partie de ces chercheurs attirés par l’eldorado américain. Depuis 2001, elle officie au laboratoire informatique d’Orsay, sous la houlette du CNRS, et elle y trouve son compte. Vantant «la grande liberté que cette maison donne aux chercheurs», elle apprécie ses horaires très souples, qui lui permettent de travailler la nuit lorsqu’elle «ne trouve pas d’idées le jour» et une obligation d’enseignement réduite a minima avec seulement trois heures de cours hebdomadaires. Une approche qui n’est pas celle des Etats-Unis, «qui fonctionne plus par objectifs» et où le quota d’heures d’enseignement est plus important. «Moi je voulais du temps pour mes recherches et puis la science fondamentale ne doit pas dépendre de plannings.»
Depuis quelques mois, Julia Kempe a cependant moins les mains libres : «J’attends un enfant pour le mois de septembre», confie-t-elle. Alors la future mère aménage son train de vie, reste un peu plus chez elle, correspond par email au lieu de se déplacer… La trentenaire a bien conscience qu’une naissance peut représenter un obstacle pour une carrière de scientifique : «Je l’ai vu chez des collègues qui ont eu un enfant juste après leur thèse.» Un moment critique selon elle, où le chercheur doit produire beaucoup d’efforts pour faire connaître son travail et gagner la reconnaissance de ses pairs. «Heureusement pour moi, je ne commence pas ma carrière», lâche-t-elle.